Fatum d'une famille

Publié le par Mélisande

Fatum d’une famille

 

        Je m’affale sur le canapé. Un moment de méditation. J’ai besoin d’être tranquille. Je suis toujours ainsi après avoir vu ce pauvre Christophe. Enfin, il a l’air d’aller un peu mieux, si l’on peut parler ainsi. Quel choc cela avait été pour lui quand il avait appris qu’il ne pourrait jamais être guéri! Bien que son grand frère soit mort à 19 ans du même mal qui le ronge, bien qu’à son âge il doit s’attendre à mourir à tout moment, il a toujours vécu dans l’espoir qu’on le sauverait de la mucoviscidose. Il a battit une famille, il faut dire. Il vient d’avoir une fille, Cassandra. Je les ai vus aujourd’hui, lui, son bébé, et Sandrine. Je n’ai jamais vu de couple plus courageux et plus uni. C’est pour ce bonheur que Christophe se bat. Pourtant j’ai l’impression qu’il est en train de lâcher prise. J’ai essayé de le réconforter, mais je n’ai pas de tact, je parle trop franchement et je finis par blesser les autres. Je me rappelle notre échange de tout à l’heure, tous les deux seuls, face à face:

- Tu as l’air d’aller mieux, Christophe.

- Pas vraiment. Je vais mourir, tu sais.

- Tout le monde meurt.

- Mais l’homme n’est pas censé mourir avant ses trente ans! s’était-il exclamé. Toi tu n’es pas malade, tu sais que tu ne mourras pas comme ton frère, d’ailleurs il n’est pas mort ton frère! Tu as de la chance, tu as une fille, en plus!

- Toi aussi, tu as une fille…

        Christophe m’avait alors regardé avec des yeux embués de larmes.

- J’ai aussi une fille, en effet, mais contrairement à toi je ne peux pas m’imaginer jouant avec elle le jour de ses dix ans! Et pourquoi? Parce que ce n’est même pas sûr que je sois encore là d’ici un an!

          Que pouvais-je répondre à cela? Ma fille a quatre ans, mais je peux déjà m’imaginer la félicitant pour son bac, car il y a de grandes chances pour que je sois encore vivant d’ici quatorze ans. Mais Christophe… Ce n’est pas facile pour moi non plus, de me dire que l’année prochaine, il ne sera peut-être plus là. C’est trop dur à imaginer. Pour moi, il sera toujours là, avec sa maladie. À vingt-six ans, il peut s’estimer heureux d’être encore en vie, les médecins le lui répètent à longueur de journée. Mais j’aimerais tellement que ce miracle arrive, qu’il atteigne les quatre-vingt ans malgré son mal! Je me souviens de ce que je lui avais finalement répondu:

- Tu sais, Christophe, peut-être que je mourrai avant toi. On ne sait jamais, un cancer foudroyant, un accident de voiture… et puis tu as déjà vécu tellement plus longtemps que tu n’aurais dû selon les médecins, pourquoi tu mourrais brusquement comme ça?

- Arrête de chercher à me consoler, Billy, je suis lucide. Je ne verrai pas ma fille grandir, je mourrai comme un chien, en la laissant avec Sandrine. Ma pauvre chérie, comment peut-elle me supporter? Comment a-t-elle pu accepter de fonder une famille avec un condamné à mort?

- Parce qu’elle t’aime, Christophe. Et tes amis t’aiment aussi. Nous serons toujours là pour te soutenir, et si jamais tu… tu meurs, nous veillerons sur Sandrine et ta fille.

          Je n’en peux plus. Christophe est l’un des derniers de mes amis de vingt ans. Avec lui et trois autres, nous avons échappé au fléau du sida. Les autres que je connaissais ont été emportés, à cause du manque d’information de l’époque. Je ne veux pas enterrer un ami supplémentaire. Je voudrais que dans dix ans, je puisse toujours le voir, heureux avec Sandrine et sa fille qui aura grandi. Mais je sais que la maladie veille. On a dit qu’il était trop tard pour une quelconque greffe, et je n’ai encore jamais connu de miracle en médecine. D’ailleurs, je n’y crois pas, aux miracles. Et pourtant, il y a des moments où je regrette de ne pas avoir la foi…

 

* * *

 

          L’odeur de Marrakech. Un parfum omniprésent d’épices. L’odeur de cumin, des effluves d’encens, le tout mêlé à la poussière soulevée par les habitants de la Médina. Je marche, accompagnée d’Esteban, nous attendons mon père avec un peu d’anxiété. En effet, les travaux de la maison sont en train de lui ruiner le moral. J’espère que la journée n’a pas été trop dure pour lui. Le soir tombe. Au-dessus des maisons de terre, le ciel prend une couleur ocre, tout devient sombre. Il y a un je-ne-sais-quoi de lourd dans l’atmosphère. Esteban aperçoit mon père. Celui-ci semble fatigué et triste. Il nous emmène à un restaurant.

           Nous voilà en train de manger de la kefta. Esteban se risque à interroger mon père:

- Alors, Billy, comment ça se passe sur le chantier?

- Mal.

            Il y a visiblement autre chose que les travaux. Papa mâche quelques bouchées, puis se décide à dire sur un ton brusque ce qui le rend d’humeur aussi maussade:

- Éric vient de me téléphoner depuis la France. Christophe est mort.

             Esteban lâche un « Merde! », moi, j’essaye surtout de me rappeler qui est Christophe. Mon père, me voyant perplexe, me vient en aide:

- Je ne crois pas que tu ais souvent vu Christophe. Mais j’ai dû t’en parler. Tu sais, celui qui avait la mucoviscidose.

             Ça y est, je me souviens. Je l’ai vu une fois il y a… cinq ans. J’avais huit ans, environ. Un grand brun, les détails de son visage m’échappent. En revanche, je revois bien sa femme.

- Il était marié avec Sandrine, non? Une jolie blonde, souriante…

- En effet…

- Et je me rappelle qu’ils avaient une petite fille de quatre ans, je crois… comment s’appelait-t-elle… Sandra…

- Cassandra.

- C’est ça. Oui, je me souviens d’eux.

- Cassandra doit avoir neuf, dix ans, maintenant.

- C’est triste.

- Mais ils n’avaient pas eu d’autres enfants? demande Esteban.

- Si, deux autres. Des bouts de chou qui doivent pas avoir plus de trois ans.

           Mon père soupire:

- Et dire que je connaissais Christophe depuis ses vingt ans… enfin, mourir à trente-cinq ans alors que l’on est atteint de la mucoviscidose, cela relève du miracle… il a eu le temps de fonder une famille. C’est sûrement ça qui l’a forcé à se battre et à vivre aussi longtemps. Mais depuis quelques temps il avait des crises. Quotidiennes. Il devait se battre, et souffrait terriblement. Il ne pouvait plus sortir et quitter ses appareils. Aujourd’hui, il a cessé de résister.

            Un silence pèse lourdement à présent. Je n’arrive pas à retrouver les traits de Christophe. Ceux de Cassandra me parviennent flous. Sandrine, elle, m’apparaît nettement. Belle, douce, un visage ovale et angélique, un nez long et fin, un grand sourire. Et des cheveux méchés, alternant le brun et le blond. Sandrine me faisait penser à une princesse. Sandrine-Cendrillon. C’est probablement pour cela que j’ai toujours associé les mèches blondes au terme « cendré ». Je me souviens enfin de l’impression que ce couple m’avait donnée. Un couple de conte de fées, un couple parfait. Pauvre famille, ça n’a pas dû être facile tous les jours. Et maintenant, que vont-ils devenir?

             Nous continuons à mâcher la kefta, en silence.

 

* * *

 

              L’enterrement s’est passé. Je ne dirais pas « bien », étant donné les circonstances. Sandrine a apparemment voulu faire dans le pathos. Des phrases ronflantes, de la musique larmoyante. Mais je suppose que dans de pareils cas, on fait comme on peut. Elle a dû vouloir montrer à tous son amour, même si elle l’a fait maladroitement à mon avis. Ce n’est pas important, nous savons tous à quel point ce couple était uni, c’est cela l’essentiel. Pauvre Sandrine. Je suis allé la voir après la cérémonie, je lui ai dit qu’elle pouvait compter sur mon aide, même si nous n’avons jamais été très proches. Je ne l’ai pas souvent vue, et je ne la connais que par l’intermédiaire de Billy. D’ailleurs, je suis venu non seulement pour présenter mes condoléances, mais aussi pour présenter celles de Billy, qui n’avait pas pu venir, suite à un empêchement malheureux. Il n’empêche je suis prêt à soutenir Sandrine, bien que je ne sois certainement pas le seul.

               Elle a gentiment décliné mon offre. « Esteban, ce moment, je m’y suis préparée depuis longtemps. La vie va être dure, je le sais: je me retrouve seule avec trois enfants plus un boulot mal payé et précaire… Mais je vais me débrouiller de la façon la plus autonome possible. »

             Comment peut-elle surmonter cet obstacle? Elle est dans une situation peu enviable. J’admire son courage. Elle affronte la douleur et l’avenir incertain. Elle assume le choix qu’elle a fait il y a plus de dix ans: en épousant Christophe, elle a embrassé un voile de veuve prématuré. Je me demande quelles furent leurs discussions sur la décision de s’engager pour la vie et de fonder une famille, malgré la menace d’un décès brutal. Le lien qui les unissait, et qui les unit encore m’impressionne. Sandrine a accepté toutes les souffrances possibles pour cet homme. Et elle l’a rendu heureux. Elle aussi a été heureuse. Ils ont vécu plus de dix années de combats, de douleurs, mais aussi des années où ils ont connu le bonheur d’avoir une famille. Christophe a eu la chance de vivre quelques temps presque comme tout le monde, indépendamment de la maladie.

             Maintenant, ce bonheur est détruit. Mais Sandrine est bien vivante, elle, et je sais qu’elle se battra, pour elle, pour ses enfants. J’espère qu’elle trouvera le bonheur, elle en est capable et elle le mérite. Quoi qu’il arrive, la vie doit continuer.

 

* * *

 

              L’infirmière Annie sort de la chambre de Monsieur Arnaud. Elle voit le docteur parler à un couple d’un certain âge, visiblement effondré. Les deux personnes entrent dans une chambre, laissant le docteur dans le couloir. Annie, bien qu’habituée aux drames, ne peut résister la curiosité de se renseigner.

- Ils avaient l’air vraiment malheureux, ces deux-là, docteur.

               Le docteur, tiré de sa rêverie, sursaute un peu et répond dans un profond soupir:

- Bah, encore une histoire triste… ils sont venus voir leurs petits-enfants, qui ont été victimes d’un accident de voiture. Les gosses ont entre quatre et dix ans.

- Pauvres chéris, j’espère qu’ils vont bien! Que s’est-il passé, si je ne suis pas trop indiscrète? 

Un sourire pénible et amer s’étire sur les lèvres de l’homme:

- Ils étaient en voiture, avec leur mère. Sur l’autoroute. Et il y a eu un type qui a quitté les yeux de la route pour chercher son portable qui sonnait. Sa voiture a escaladé le véhicule où étaient les enfants.

- Aïe! Et… finalement?

- Finalement? Le chauffard a des contusions, les enfants ont des blessures superficielles… mais leur mère a été tuée sur le coup…

- Oh, pauvres petits, pauvres petits… Si jeunes, et plus de mère… 

Le docteur secoue la tête, attristé, mais continue pour assouvir la curiosité d’Annie:

- Si c’était seulement cela… il y a un an, presque jour pour jour… leur père est mort de la mucoviscidose…

- Oh non, ne dites pas ça! C’est horrible!

- Enfin, les enfants ne semblent pas avoir hérité de cette maladie…

- Oui, mais quand même…

- Maintenant, ce sont leurs grands-parents, ceux-là mêmes que vous avez aperçus, qui vont les prendre en charge… et d’après ce que j’ai cru comprendre, ils ne roulent pas sur l’or… 

                Annie prend un air navré. « C’est terrible, c’est terrible… » dit-elle plus pour elle-même, avant de se rendre dans d’autres chambres. Le docteur murmure distraitement « C’est terrible, si jeunes… pauvres mômes… ». Il profite un peu de son bref moment de répit. Bientôt on l’appelle pour opérer un homme qui a charcuté sa jambe dans un accident de tronçonneuse. Il se tourne vers la chambre, répète une dernière fois « Pauvres mômes… » avant de passer définitivement à une autre tragédie. Plus tard il devra assister un accouchement, encore plus tard il s’occupera d’une vieille femme qui s’est cassée le col du fémur… Dans les couloirs de l’hôpital, les destins se croisent, la vie et la mort se mêlent, indifféremment.

 

 

            
                  À Christophe et Sandrine. Bien qu’athée, je prie pour que vous ayez tous deux enfin trouvé le Paradis, après cette vie marquée par un si cruel fatum.

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S
On en arriverait presque à déplorer d'être trop bien quand on se plaint..nous non ? 
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M
Eh si... mais d'un autre côté, ce n'est pas parce que certains sont plus malheureux que nous que nous devons nous interdire de nous plaindre...
J
Très bel hommage Mélisandre ......Merci pour tes jolis mots que tu nous fais partager.Bises à toi
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M
Merci!Bizoux
A
tres bel ecris aussi dur qu on le ressente bisous a toi
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M
Merci de ton passage biz et @bientôt
K
Très beau texte... la maladie est toujours présente, elle veille, surveille...
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M
Jamais elle ne disparaîtra, mais il faut se battre pour la surmonter...
F
j'ai adoré cette histoire.....c'est vrai que nous sommes entouré de drames de ce genre..et de gens qui malgré tout continuent à vivrees la vida....tilk
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M
Le courage qui animait Christophe et Sandrine était vraiment admirable. Malheureusement, leur destin n'a pas voulu qu'ils continuent à vivre... C'est terrible de voir aussi que ces histoires sont plutôt fréquentes. Et nous-mêmes sommes touchés par des drames...Es la vida, peut-être, mais qu'est-ce qu'elle est dure...